Moines en prière

Gustave DORÉ
XIXe siècle
59,8 x 73,5 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs du Docteur Jean-Baptiste Fuzier en 1880

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« Faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique… »[1], telle est l’ambition que se donne Gustave Doré, illustrateur, dès 1855, énonçant une liste impressionnante de textes, allant d’Homère à Shakespeare, dont il souhaite entreprendre la mise en image. Ce programme sera non seulement rempli mais dépassé, ajoutant La Bible et La Légende du Juif errant au corpus initial. Romantiques, réalistes, symbolistes, les planches de Doré ont nourri l’imagination de générations de lecteurs et modelé profondément notre vision des textes fondamentaux de la littérature – Dante, Rabelais ou Victor Hugo – au point de faire parfois oublier l’auteur derrière l’illustrateur. Cette connivence entre l’univers imaginaire de Doré et des écrivains dont il s’empare connaît pourtant quelques rendez-vous manqués : l’artiste échouera dans son désir d’illustrer les œuvres de George Sand. « J’attends […] le double bonheur d’interpréter par le crayon les idées qui me sont le plus sympathiques et de voir mon nom apparaître à une place aussi édifiante[2]. » C’est ainsi que l’artiste offre ses services à la romancière en 1852 lorsque son illustrateur attitré, Tony Johannot, meurt. L’affaire ne se fait pas, George Sand préférant donner sa chance à son propre fils, Maurice Sand. Mais Gustave Doré s’inspire quand même d’un texte de l’écrivain, Spiridion, à l’occasion de la réédition de celui-ci en 1855, dans une lithographie montrant le jeune frère Angel, un peu timide, égaré entre trois moines séniles et effrayants[3]. Cette planche est la première pensée du Néophyte, un thème que l’artiste va explorer pendant plus de dix ans, à travers toute une série de toiles (dont une conservée au Chrysler Museum of Art), dessins, eaux-fortes et lithographies. La grande feuille du musée de Grenoble appartient à ce corpus et montre le jeune et naïf frère Angel, le héros de Spiridion, égaré dans un couvent dont les moines rivalisent de laideur, de décrépitude, voire de méchanceté. Angel, novice, est dans le roman, méprisé de tous ses condisciples plus âgés, sans raison apparente. « Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l’esprit de justice et la droiture naturelle. […] Ils veulent t’abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l’injuste »[4], lui dit son ami Alexis pour expliquer l’animosité dont il est l’objet. Gustave Doré traite d’abord le thème dans deux toiles monumentales, conservées respectivement à Norfolk, avec un seul rang de moines et dans la nouvelle cathédrale de Los Angeles, avec deux rangées de frères. C’est cette dernière composition que l’artiste envoie au Salon de 1868 et qui lui vaut de la part des critiques quelques commentaires acerbes[5]. Nullement découragé, l’artiste entreprend ensuite une série de neuf eaux-fortes, de 1874 à 1877, reprenant la composition de ce dernier tableau, variant quelques détails dans le nombre et la physionomie des moines. Le dessin de Grenoble, comme celui de Nemours , très proche, sont préparatoires à ces planches dont seule la dernière sera éditée en 1877. Le premier dessin porte la mention « à mon ami le docteur Fuzier/affectueux souvenir »[6], le second est dédicacé « à Monsieur Ardail ». Tous deux sont de très grand format, de taille sensiblement égale aux dernières planches de la série. Ils adoptent la manière de traiter les ombres, en hachures croisées, propre au langage de la gravure. La planche du Néophyte, présentée dans la section Gravure du Salon de 1877 puis à l’Exposition universelle de 1878, vaudra à son auteur un sonnet de François Fertiault : « Lis sans tâche, il se dresse au milieu des frères,/Vieux chênes dépouillés, cœurs froids, volcans éteints[7]. »


[1] Journal de Gustave Doré, dicté à sa mère en 1865, cit. dans cat. exp. Strasbourg, 1983, p. 223.
[2] Lettre de Gustave Doré à George Sand, 8 septembre 1852. Citée dans Abadie, 1986, p. 48.
[3] Gustave Doré, Frère Angel, lithographie parue à l’occasion de la sortie de la deuxième édition de Spiridion de George Sand, publiée dans Souvenirs d’artistes en 1873.
[4] George Sand, Spiridion, in Œuvres de George Sand, vol. VII, Paris, 1842-1843, p. 196.
[5] « Voyez le Néophyte de Gustave Doré ! On dirait une page illustrée de Gargantua ou des Contes drôlatiques », écrit Firmin Boissin dans Études artistiques, Salon de 1868, p. 52.
[6] Le docteur Jean-Baptiste Fuzier, originaire de Grenoble, était médecin chef de l’École polytechnique, puis médecin-chef de l’hôpital de Vera Cruz lors de l’expédition des Français au Mexique en 1862. Ethnologue et collectionneur d’objets précolombiens et chinois, cet ami de Gustave Doré a souhaité léguer à sa ville natale trois œuvres de l’artiste.
[7] François Fertiault, « Le Néophyte/à Gustave Doré », in Les Sonnets du Salon (1878), Clermont, 1878, p. 60.

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