Les Brigands égyptiens découvrent Chariclée soignant Théagène blessé

Leonaert BRAMER
vers 1640 - 1650
23,5 x 21 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Legs de M. Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (dessins devant être exposés sur des cadres tournant autour d'un pivot, n°193).

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L’histoire de Chariclée et Théagène est relatée dans Les Éthiopiques, roman de l’auteur grec Héliodore, qui naît à Émèse en Syrie Phénicie et vit probablement au IIIe siècle de notre ère. Ainsi que cela est souvent le cas dans les romans grecs, cette histoire d’amour entre la belle Chariclée, fille du roi d’Éthiopie et prêtresse d’Apollon, et de Théagène, noble Thessalien, est rocambolesque, pleine de rebondissements et mésaventures qui tour à tour séparent et réunissent les deux chastes amants.
Les amours de Chariclée et Théagène sont beaucoup plus connus au XVIIe siècle qu’ils ne le sont de nos jours. Plusieurs éditions de l’ouvrage d’Héliodore sont parues au siècle précédent : celle, latine, publiée à Bâle en 1534, la traduction française par Jacques Amyot en 1547, l’allemande en 1554, puis l’anglaise en 1569[1]. Les Éthiopiques sont alors considérées comme une oeuvre majeure de l’Antiquité et l’intensité dramatique de ce récit n’y est sans nul doute pas étrangère. Les arts visuels du XVIIe siècle témoignent de cet engouement, et il semble que la France en soit le berceau[2]. Le cycle de tableaux que le peintre d’origine flamande Ambroise Dubois (1543-1614) exécute à Fontainebleau, vers 1600-1606, va en effet fortement inspirer artistes et commanditaires. Dans son article de référence consacré aux représentations des Éthiopiques, Wolfgang Stechow signale également la série de cent vingt eaux-fortes réalisées par Pierre Vallet et dédiées à Louis XIII en 1613[3].
Contrairement à l’Italie, les Pays-Bas du Nord s’emparent à leur tour de la thématique. C’est probablement après avoir vu le cycle bellifontain d’Ambroise Dubois, lors d’un de ses séjours en France, que le stathouder Frederik Hendrik commande à Abraham Bloemaert des tableaux de grands formats représentant des épisodes des Éthiopiques pour décorer son château de Honselaarsdijk[4]. D’autres artistes hollandais, au nombre desquels Gerrit van Honthorst[5], s’attaquent par la suite au sujet – là encore à la demande de commanditaires princiers[6].
Leonaert Bramer a lui aussi illustré des épisodes du célèbre roman dans une série de dessins à laquelle appartient cette feuille du musée de Grenoble[7]. Il s’agit peut-être, comme pour les tableaux de Bloemaert et de Honthorst, d’un travail de commande. Bramer semble en effet avoir produit certaines de ses suites pour des collectionneurs et amateurs lettrés qui choisissent les thèmes représentés[8].
Le nombre total de dessins de la série n’est pas connu. Le catalogue de l’exposition monographique de Delft (1994) en identifie au moins quatre : une feuille passée sur le marché de l’art, le dessin grenoblois et deux qui sont conservés au musée du Louvre[9]. Contrairement à notre oeuvre, ces derniers sont réalisés sur papier bleu. Ils présentent en revanche le même format presque carré et sont de dimensions similaires. Ainsi qu’on l’a vu dans la notice précédente, Bramer utilise parfois des papiers de couleurs différentes pour une seule et même série. L’épisode des Éthiopiques représenté ici a été identifié dans le catalogue de Delft. Il s’agit de la scène d’ouverture du roman (I, 1) dans laquelle des brigands égyptiens, explorant la côte en quête de butin, s’effraient puis s’approchent du spectacle étonnant qu’ils viennent de découvrir à l’embouchure du Nil : sur la plage, au milieu des restes d’un festin et des victimes d’une vaste bataille, les larrons aperçoivent un beau jeune homme blessé, soigné par une « pucelle […] de beauté si rare et si émervaillable, qu’à la voir seulement on l’eût prise pour une déesse […] le chef couronné d’un chapeau de laurier, et des épaules lui pendoit par derrière un carquois »[10]. On apprend que Chariclée et Théagène, après s’être rencontrés et épris l’un de l’autre à des jeux gymniques d’Athènes, s’étaient enfuis de Grèce mais avaient été faits prisonniers par des pirates. Leur capitaine, qui s’était épris de la jeune fille, se mit en tête de l’épouser. Lorsque le navire arrive en Égypte, le festin organisé sur la côte pour célébrer les noces tourne cependant au pugilat : les pirates s’entretuent, laissant Théagène blessé.
Dans son dessin, Bramer suit le texte de près : au premier plan gisent un plat et un verre, restes du repas ; Chariclée porte son carquois ; l’un des brigands se penche, intrigué, vers la jeune femme. Le dessinateur semble même suivre la source écrite à la lettre en représentant l’ombre que projette le groupe de brigands sur le visage de la jeune femme, qui s’est tournée pour les apercevoir[11]. Comme Ambroise Dubois – mais à l’opposé d’Abraham Bloemaert –, Bramer concentre sa composition sur les deux jeunes amants et place les corps des victimes au second plan.
L’iconographie des dessins du musée du Louvre, n’est quant à elle pas identifiée dans le catalogue de l’exposition de Delft. L’un d’entre eux illustre probablement l’épisode du voyage à Zacynthe, au moment où Chariclée, le sage Calarisis et le capitaine du navire qui les y a amenés sont hébergés par un pêcheur[12]. Dans les deux feuilles du Louvre comme dans celle de Grenoble, Bramer a d’abord dessiné d’une main enlevée, avec la pointe du pinceau, l’ensemble de ses compositions. Il utilise parfois même un pinceau presque sec, comme ici pour la végétation de l’arrière-plan, et c’est là un trait caractéristique de l’artiste. Le lavis gris qui accentue fortement les ombres (c’est particulièrement remarquable sur le visage de Chariclée à moitié obscurci) donne à penser que les dessins datent des années 1640-1650, période durant laquelle Bramer joue ostensiblement du clair-obscur, voire « d’intrigants jeux de lumière » ainsi que le souligne Michiel Plomp[13]. Pour achever les scènes de cette suite, l’artiste a ensuite appliqué des rehauts de gouache blanche – ici partiellement oxydée – afin d’appuyer les parties claires de ses scènes, technique qu’il n’emploie pas dans la seconde feuille du musée de Grenoble (MG D 674).


[1] Stechow, 1953, p. 144-145. Il faut attendre 1634 pour que paraisse une traduction néerlandaise du texte : De thien Boecken van Heliodorus…, Haarlem [Adriaen Roman], 1634.
[2] Stechow, 1953, p. 147.
[3] Ibid., p. 147-148 : Les Adventures amoureuse [sic] de Théagènes et Cariclée sommairement descrites et représentées par figures, dédiées au roy par Pierre Vallet, son brodeur ordinaire, Paris, 1613. Pour cette série, voir l’article que Vanessa Selbach lui a consacré (à paraître dans les Nouvelles de l’estampe ; je remercie l’auteure de m’avoir communiqué son texte avant publication). Stechow mentionne également une édition parisienne des Éthiopiques de 1620, illustrée d’estampes exécutées par plusieurs graveurs, au nombre desquels le Hollandais Crispijn de Passe. La date de publication de l’ouvrage (Les Amours de Théagènes et Caricléa, histoire éthiopienne, traduction nouvelle, Paris [P. Champenois et P. Trichard]) n’est cependant pas 1620 mais 1633 et seul le frontispice est de la main de Crispijn de Passe le Jeune (Hollstein, XVI, n° 185). L’édition fut publiée après le retour du graveur aux Pays-Bas ; voir Veldman, 2001, p. 267.
[4] Stechow, 1953, p. 149-150 ; Roethlisberger, Bok, 1993, I, nos 424-425, II, pl. 594-595. Seuls deux de ces tableaux semblaient avoir survécu jusqu’à la découverte récente d’un troisième ; voir Broos, 2010, passim.
[5] Honthorst peint quatre épisodes des Éthiopiques pour le château de Kronborg au Danemark ; Judson, Ekkart, 1999, nos 138-141, ill. nos 62-65.
[6] Pour les tableaux de l’artiste d’Utrecht Nikolaes Knüpfer, voir Stechow, 1953, p. 151.
[7] Pour la production de séries de dessins par Leonaert Bramer, voir MG D 674.
[8] Voir Plomp dans Delft, 1994, p. 203-204.
[9] Delft, 1994, n° 27, p. 316 (seul le dessin de Grenoble est reproduit).
[10] Amyot, 1547/1822, I, p. 21.
[11] « Si s’arrêtèrent tout court derrière elle, sans lui oser rien faire ni dire ; mais le bruit qu’ils firent à l’entour d’elle, et aussi leur ombre qui tomba droit devant ses yeux, lui firent tourner la tête pour voir ce que c’étoit. » (ibid., p. 25).
[12] Paris, musée du Louvre, département des arts graphiques, Le Riche questionnant le pêcheur, Inv. 22533 (Lugt, 1927, n° 151). La seconde feuille (Inv. 22522 ; Lugt, 1927, n° 145) représente une scène dans un palais : une femme, portant sceptre et couronne, tend une lettre à trois hommes âgés agenouillés devant elle. Une lecture attentive du texte des Éthiopiques devrait permettre une identification de l’épisode.
[13] Plomp dans Delft, 1994, p. 193.

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