Une lionne à la Chaussée-d'Antin

Hippolyte Guillaume Sulpice CHEVALIER dit Paul GAVARNI
1844
Plume et encre de Chine sur papier vergé beige
14,5 x 9,3 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3555, n°1081-1)

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Ce dessin original de Gavarni prépare une lithographie publiée dans L’Illustration du 21 septembre 1844 sous le titre Une lionne de la Chaussée d’Antin [1], ainsi que l’indique Annette Beaulieu, auteur d’une thèse sur l’artiste, dans une correspondance adressée au musée. Il s’agit de la cinquième feuille d’une série de douze bois consacrée à l’étude des différents types de fumeurs, parue en trois volets dans les numéros du 31 août, du 21 septembre et du 19 octobre. Fidèle à l’ambition typologique des Physiologies, particulièrement en vogue au XIXe siècle, Gavarni dessine des fumeurs de tous les pays (fumeurs turc, chinois, espagnol, hollandais), de toutes les classes sociales (fumeur de cabaret, femme du peuple, jeune gandin) et de tous les âges de la vie (gamin de Paris). Notre « lionne » est la seule femme de la série, dont nous ne connaissons pas d’autres dessins préparatoires. Les lions et les lionnes sont des types à la mode sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Emprunté à l’aristocratie anglaise, le terme est rapporté par les émigrés à leur retour en France. Il désigne, par allusion aux lions de la tour de Londres, fort appréciés des voyageurs, une célébrité dont s’honorent les salons. Équivalent féminin du dandy, la lionne incarne une féminité ambivalente au XIXe siècle. Élégante, libre de mœurs, elle « veut monter à cheval, aller à toutes les chasses, à toutes les courses, parier, courir, fumer »[2]. Son habitat naturel est le quartier de la Chaussée d’Antin ou du faubourg Saint-Germain, prisé de la bonne société. Mais c’est aussi une courtisane socialement condamnée. Le dessin de Gavarni restitue ce parfum de scandale. Toute en volutes, des courbes du cheveu aux motifs rapidement esquissés de la robe, sa lionne fume, néglige sa coiffure en bandeaux et ne porte pas de corset. Elle est bien éloignée des élégantes de la série des Heures du jour qui représente des femmes à chaque heure de la journée. Pourtant, force est de constater qu’elle n’est pas ridicule. Dans ses Curiosités esthétiques, Baudelaire fait remarquer que Gavarni « flatte souvent au lieu de mordre »[3]. Comme ses débardeurs « si jolis que la jeunesse aura fatalement envie de les imiter »[4], la lionne est une femme puissante. Gavarni entretenait des liens d’amitié avec des maîtresses femmes, telles la duchesse d’Abrantès, que Balzac lui présente en 1831, ou des écrivains comme Mélanie Waldor, Élisa Mercœur et Delphine de Girardin. Célèbre dandy lui-même, il est assurément complice du monde qu’il dépeint. Collaborateur à succès du journal La Mode, d’Émile Girardin, Gavarni s’est largement emparé de ce thème, au même titre que Balzac dans son Traité de la vie élégante ou le dessinateur Alfred André Géniole dans les années 1840. Avec Daumier, il illustre une Physiologie du lion[5] en 1842, ainsi que plusieurs tomes des Français peints par eux-mêmes[6], dont l’un des chapitres est consacré à cette « divinité de la mode parisienne ».


[1] Paul Gavarni, Une Lionne à la Chaussée d'Antin, études de fumeurs - 1re série, L'Illustration, n°79, vol. III, samedi 31 août 1844.
[2] Eugène Guinot, « La Lionne », in Les Français peints par eux-mêmes, t. 2, éd. Curmer, 1840-1842, p. 9 à 16.
[3] Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, Garnier, 1962, p. 284.
[4]_ Ibid._, p. 285.
[5] « Le lion existe depuis longtemps en Angleterre, et toutes les sommités, non pas seulement celles de la mode, reçoivent ce titre glorieux. Byron jadis était lion littéraire ; O’Connell représente aujourd'hui le lion de la réforme, et Wellington celui des combats », peut-on lire dans l’introduction de cette Physiologie du Lion, par Félix Deriège, Paris, J. Delahaye éd., 1842.
[6] Eugène Guinot, _op. cit. _

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