La Mort de Caton d'Utique, d'après Matthias Stom

Giambattista TIEPOLO, Matthias STOMER (d'après)
vers 1730 - 1735
29,5 x 41,5 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (dessins devant être exposés sur des cadres tournant au tour d'un pivot, n°183).

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Tiepolo n’a pas souvent peint ou dessiné de sujets mettant en scène des morts de héros antiques[1]. Il est vrai que ce type de sujets n’était guère recherché en Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle. Il faudra attendre la fin du siècle pour que l’horizon d’attente, en matière de représentation de suicides d’hommes vertueux, s’élargisse auprès d’une opinion publique acquise à l’expression figurée d’exempla virtutis. Caton d’Utique en est l’exemple le plus éloquent. Partisan de Pompée, il préféra se donner la mort en 46 av. J.-C. plutôt que de se soumettre à César. Le détail de sa mort est rapporté par Plutarque dans Les Vies des hommes illustres (chapitre LXXVIII) : « [son serviteur] une fois sorti, il tira l’épée et se l’enfonça dans la poitrine ; mais, comme il se servit de sa main avec moins de vigueur à cause de son enflure, il ne se tua pas sur le coup. Il avait de la peine à mourir. Il tomba de son lit et fit du bruit […]. Aussi les serviteurs, qui s’en aperçurent, poussèrent-ils de grands cris ; et son fils et ses amis entrèrent tout de suite. En le voyant tout souillé de sang et presque toutes ses entrailles tombées à terre, mais respirant encore et les yeux ouverts, tous furent épouvantés, et le médecin qui survint tentait de remettre en place les entrailles restées indemnes, et de refermer la plaie. Mais lorsque Caton, reprenant ses sens, s’aperçut de cette tentative, il repoussa le médecin, déchira ses entrailles de ses mains, et, rouvrant sa blessure, il mourut[2] ».
Tiepolo représente cette mort violente de manière partielle. On a souvent dit que le peintre vénitien supprimait ou ajoutait des détails aux dispositifs iconographiques mis en scène. Tel sacrifice d’Iphigénie ne comporte pas le deus ex machina de la biche apparaissant dans le ciel pour se substituer à la belle ou tel autre se déroule près d’un tombeau, élément qui d’ordinaire affilie ce sujet à celui du sacrifice de Polyxène. Dans La Mort de Caton de Grenoble, Tiepolo oublie ainsi un attribut essentiel propre non seulement à identifier le sujet dépeint mais surtout à définir la teneur morale du héros représenté. Plutarque raconte que Caton, décidé à se suicider, se mit à lire le Phédon de Platon, dialogue sur l’immortalité de l’âme. Ce livre, que l’on retrouve d’ordinaire dans les œuvres représentant ce sujet, n’est pas figuré. À la place, pourrait-on dire, apparaît un chien en train de laper le sang s’écoulant de la blessure du héros. Il serait curieux de se demander si Tiepolo ne fait pas acte de cynisme au sens propre et étymologique du terme en traitant un tel sujet empreint de stoïcisme…
On pourrait nous rétorquer que cette œuvre est un dessin et qu’à ce titre elle n’est œuvre qu’en devenir. Tiepolo a cependant fait de ce médium, durant toute sa carrière, une fin en soi, sans fonction préparatoire précise. Il se pourrait que ce dessin rentre dans cette catégorie. Et si tel n’avait pas été le cas et qu’une peinture en rapport existait ou avait été projetée sans réalisation effective, il nous faudrait rapporter le cas d’un bozzetto (Stockholm, Nationalmuseum) préparant une fresque peinte pour la chapelle Colleoni de Bergame représentant La Décollation de saint Jean-Baptiste. Tiepolo y a représenté un chien qui, comme dans le dessin de Grenoble, lape le sang du saint répandu à terre. Dans l’œuvre finale, ce détail disparaît en partie : il est tout simplement déplacé. Le changement de contexte s’accompagne d’un changement d’action et même de forme : l’animal est maintenant figuré auprès de Salomé et est devenu un petit chien de compagnie alors que c’était auparavant, dans l’esquisse, un chien de chasse. Tiepolo fait œuvre de convenance. Il en aurait été peut-être de même si le peintre avait transféré la disposition dessinée sur une surface peinte.
Dessin de présentation de grand format, réalisé dans les années 1730-17355, ou dessin en soi vendu comme tel, cette œuvre graphique est, quoi qu’il en soit, un exemple quintessencié de la virtuosité de Tiepolo. Cette maîtrise est double : dans l’art de la composition et dans la pose rythmique du lavis d’encre brune. Tiepolo, dans nombre de ses dispositions, place l’action diégétique non pas au centre mais légèrement en retrait. Dans ce dessin, on pourrait appliquer la même remarque : le centre géométrique du dessin est vide, exempt de tout signe iconique, enfermé, pourrait-on dire, dans un quadrilatère constitué des bras étendus de Caton, du chien et de la jambe et des bras du jeune serviteur (ou plutôt de son fils). Mais ce centre est aussi plein, plein de l’intensité dramatique qui s’y trame. C’est dans cet espace que Tiepolo parvient à représenter l’irreprésentable : l’effroi causé par la découverte de la mort du héros, le choc péripétiel d’un suicide en train de se faire. Les plages de lavis scintillant autour du buste de Caton contribuent à accroître cet instant[3] : son corps paradoxalement immaculé surgit de cette masse vibrante. L’espace de la réserve agit comme une lame pénétrant dans l’œil du serviteur, figure du spectateur dans le tableau.
Jusqu’ici, nous avons fait de la dispositio figurée sur ce dessin une création originale de Tiepolo. Nous nous sommes interrogé sur le statut du dessin : dessin préparatoire ou dessin en soi ? Il se pourrait cependant que seule la matière stylistique soit de Tiepolo, le reste, c’est-à-dire l’ordonnance, revenant à un autre artiste, ce qui ferait de ce dessin tout bonnement une copie[4]. L’œuvre copiée est une peinture de Matthias Stom (c. 1600 – après 1652), peintre hollandais ayant principalement travaillé à Rome, puis à Naples et ensuite en Sicile (mais Tiepolo savait-il que ce tableau était de Stom?). Elle est conservée au Museo di Castello Ursino à Catane et se trouverait sur l’île depuis l’origine. Comment Tiepolo eut-il accès à ce tableau qui ne semble pas avoir été gravé ? Cela reste un mystère[5]. Dans ce tableau, le livre de Platon est bien représenté. Tiepolo ne reprend donc que des éléments dirions-nous dispositionnels[6]. Les détails informant l’historia ne l’intéressent pas. C’est le metteur en scène, l’ordonnateur qui fait œuvre dans le dessin. Cela voudrait dire que son statut est moins de rendre compte de la totalité d’une dispositio que de documenter un concetto : le quadrilatère dans lequel s’inscrivent Caton, l’enfant et le chien. Tiepolo reprend Stom en l’adaptant, en le recentrant pourrait-on dire sur l’actio principale, au détriment des parergues. Et comme dans toute citation figurative aussi déformée et tiepolisée qu’elle soit, aucun guillemet ne permet de repérer l’acte d’insertion d’éléments exogènes. Il est vrai que les arts du dessin ne disposent d’aucun signe particulier pour indiquer une telle insertion (à part les tableaux dans les tableaux). Il est vrai surtout que la fonction de ce dessin reste indéterminée : simple copie documentaire, copie masquée destinée à être adaptée en peinture (qui pouvait reconnaître l’œuvre source cachée dans une collection sicilienne ou dans quelque autre collection que ce soit, due à un peintre de second rang? – le risque était minime d’accuser Tiepolo de plagiat), copie masquée destinée à alimenter le marché. Les interrogations demeurent. Il est en tout cas étonnant de constater que Tiepolo ait copié/adapté une œuvre d’un artiste n’appartenant pas au cercle habituel de ses références historico-stylistiques, comme Véronèse.


[1] Citons pour les dessins, une Mort de Sénèque (Chicago, Art Institute, inv. 1959.36). Pour une reproduction, voir le site internet du musée.
[2] Traduit par Bernard Latzarus in http://ugo.bratelli.free.fr/Plutarque/ PlutarqueCatonUtique.htm
[3] Bernard Aikema a très bien montré que Tiepolo avait longuement étudié les dessins au lavis du Guerchin dont il possédait au moins un exemple; Aikema, 1996, p. 103-105.
[4] Pour raconter les choses telles qu’elles se sont passées, il faudrait dire que nous avons découvert par hasard que la disposition de ce dessin reprenait celle de Stom. Puis nous nous sommes aperçu que H. Pauwels, spécialiste du peintre, avait déjà fait cette découverte, restée inaperçue par les tiépolistes (ou tiépologues) car le dessin de Grenoble n’est pas reproduit (tout comme d’ailleurs le tableau de Stom conservé à Catane) et surtout l’ouvrage de Pauwels est écrit dans une langue (le néerlandais) que ne pratiquent guère les dits tiépolistes (ou tiépologues).
[5] Les sources ne mentionnent pas un voyage en Sicile. Peut-être existait-il dans une collection vénitienne (ou allemande) une autre version identique. H. Pauwels (1953, p. 170) mentionne l’existence d’un tableau de Stom représentant ce sujet dans la collection d’Alessandro Savorgnan visible à Venise au XVIIIe siècle. Mais le descriptif aussi succinct soit-il ne correspond pas à celui du tableau de Catane : « Catton –mezza figura, di q.te 7 in ca Soaza dorata d’intaglio di Zuanne Stom. », voir Levi, 1900, II, no 583, p. 102.
[6] Le détail anecdotique du chien rentre dans le dispositionnel.

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