Paysage avec un arbre au premier plan à senestre

Anonyme véronais (Vénétie), fin 16ème siècle?
vers 1560 - 1570
13,9 x 15 cm
Crédit photographique :
VILLE DE GRENOBLE / MUSÉE DE GRENOBLE-J.L. LACROIX
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3544, n°1287).

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Ce dessin porte une attribution ancienne à Domenico Riccio, dit Domenico Brusasorci (1516-1567). Nous l’avions conservée en un premier temps. Les dessins de paysage, quand ils sont attribués à des artistes véronais et vénitiens, à l’exception toutefois de ceux de Domenico Campagnola, facilement identifiables dans leur facture et conception d’ensemble, restent des problèmes quasi insolubles. Dans l’œuvre du peintre véronais Domenico Brusasorci, dominé par des peintures d’histoire (fresques pour la voûte du chœur de S. Stefano, pour l’église de la Santa Trinità à Vérone, tableau d’autel pour le dôme de Mantoue), prennent place aussi des peintures de paysage. Sa réputation dans ce domaine était établie. Il avait ainsi réalisé au palais épiscopal de Vérone en 1567 des vues paysagères et, quelques années auparavant, en 1550, il avait peint sur des petits panneaux, des paysages comportant des scènes bibliques pour la sacristie de Santa Maria in Organo toujours à Vérone, et en 1551, sur les murs de la première salle de l’étage noble de la villa Del Bene à Volargne, entre des atlantes feints, d’imposantes vues dominées par des montagnes occupant, au dessus d’une frise en hauteur d’appui, la totalité de l’espace. Cette expérience reconnue de peintre paysagiste explique que l’on a pu lui attribuer ce dessin à la plume et à l’encre brune. Mais à Vérone, avant que Véronèse n’exerce son ascendant stylistique sur la communauté des peintres de la ville, Brusasorci n’est pas le seul à peindre des paysages, Battista d’Angolo, dit Battista del Moro (c. 1514 – c. 1574), son contemporain, travaille lui aussi dans ce genre. Les fresques qu’il réalise à la villa Emo-Capodilista à Monselice montrent une très grande sensibilité dans l’évocation de chacune des caractéristiques des quatre saisons en matière de couleur, de lumière, de végétation. L’influence nordique, comme cela a été noté à plusieurs reprises, se fait grandement sentir dans la construction de l’espace – on a même rapproché ses paysages de ceux de Bruegel ; sans aller jusque-là, on peut évoquer le nom d’un certain Luca Fiammingo, spécialisé dans la représentation de « paesi » (« pays »), qui travailla à Mantoue et dont le travail fut sûrement apprécié. Brusasorci fut tout autant sensible que Battista del Moro à une telle conception de l’espace, presque illimité dans son étendue, courant et s’élevant progressivement pour atteindre un ciel tout en hauteur.
Le dessin de Grenoble fait écho à certains procédés de présentation et de cadrage, visibles sur la plupart des fresques de Domenico Brusasorci et de Battista del Moro : un arbre au premier plan fait office de repoussoir, des fabriques couronnent un mont, le ciel domine le tout. Ces procédés, toutefois, ne sont pas propres au paysage véronais. Le Vicentin Giovanni Battista Pittoni il Vecchio, dit Battista Vicentino (c. 1520 – après 1583), connu surtout pour son activité de graveur et d’illustrateur – il est notamment l’auteur d’un des premiers recueils de paysage à l’antique publié à Venise en 1551 –, conçoit ses vues graphiques selon les mêmes termes dispositionnels et manie la plume de manière comparable. Un dessin conservé au Louvre nous semble particulièrement proche[1]. Mais Pittoni est loin d’être le seul à travailler de cette manière. Si le dessin portait une attribution ancienne à Polidoro da Caravaggio, ou à un artiste nordique établi à Venise ou ailleurs, force est de reconnaître que nous l’aurions prise en considération, voire suivie. Si nous pensons au nom de Polidoro, c’est parce qu’est conservé au département des Arts graphiques du musée du Louvre un dessin longtemps classé parmi les anonymes vénitiens de la fin du XVIe siècle. Ce dessin représente bien entendu un paysage. Il est réalisé à la plume et à l’encre brune dans un format en hauteur ; un arbre occupe le centre de la composition, la partageant en deux de part et d’autre de laquelle sont placés des édifices all’antica, s’étageant dans l’espace. De multiples hachures structurent les élévations tant paysagères, architecturales que nuageuses. Facture et ordonnance générale sont comparables aux caractéristiques du dessin de Grenoble. H. Tietze et E. Tietze-Conrat en 1937 proposèrent de l’attribuer à Véronèse en le datant des années 1560. En 1944, ils révisèrent leur avis et émirent l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de l’œuvre d’un artiste de l’entourage de Véronèse, proche de Domenico Brusasorci, jugement prenant appui sur les peintures de Santa Maria in Organo. Récemment, N. Dacos est revenue – en partie – sur l’hypothèse vénitienne en proposant de l’attribuer au peintre hollandais Lambert Sustris (c. 1515 – après 1591), qui s’installa en Vénétie vers 1535 et y réalisa des paysages, dans des villas suburbaines, d’inspiration classique ponctués de ruines. Nous n’avons nullement l’intention de remettre en cause l’attribution actuelle à Polidoro, partagée par tous les spécialistes de l’artiste. Il s’agit seulement de montrer combien une attribution, quand elle ne repose pas sur des éléments tangibles, fluctue au gré des prises de position de chacun des connaisseurs et de ses centres d’intérêt. Pour tel spécialiste du dessin vénitien (les Tietze), le dessin sera vénitien, pour tel autre spécialisé dans l’art nordique en Italie (B. W. Meijer et N. Dacos), il sera l’œuvre d’un artiste des anciens Pays-Bas, établi en Italie et plus précisément à Venise, et pour les spécialistes de Polidoro (A. Marabottini, L. Ravelli, P. Leone de Castris), il sera considéré comme l’un des rares témoignages de l’activité de paysagiste du peintre, dans le domaine du dessin à la plume et à l’encre brune.
Tant d’incertitudes (constatées), de revirements (potentiels), de désaccords (prévisibles) – c’est la leçon que nous tirons de ce dessin, donné à Polidoro par les spécialistes de Polidoro, et à un artiste vénitien, par les spécialistes du dessin vénitien – font que nous préférons laisser le paysage de Grenoble dans l’anonymat.


[1] Inv. 5589. L’attribution n’est cependant pas certaine. Elle est due à Hélène Sueur.

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