Trois-mâts dans la brise

Willem VAN DE VELDE I LE PÈRE (attribué à)
vers 1691
Pierre noire, trait d'encadrement à la pierre noire dans la partie basse et sur le bord gauche, sur papier vergé crème
21,7 x 17,3 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Legs de M. Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3548, n°1705)

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Willem van de Velde le Jeune est sans nul doute aujourd’hui le peintre de marines hollandais le plus connu et le plus apprécié. La qualité mais aussi la quantité de ses oeuvres n’y sont pas étrangères. Dès le XVIIIe siècle, on trouve des tableaux de sa main dans toute bonne collection d’art nordique qui se respecte. Grand peintre, Willem van de Velde est aussi un excellent dessinateur, à l’instar de son père. Ce dernier s’illustre dans la production de surprenants penstukken ou « tableaux à la plume » (parfois de très grande taille) réalisés à l’encre noire sur un support préparé en blanc, qui semblent être d’immenses dessins ou gravures. Après avoir parfait son apprentissage auprès du peintre de marines Simon de Vlieger (1600/1601-1653), qui lui enseigne l’art du coloris, Willem le Jeune retourne dans l’atelier de son père. Les deux artistes devaient continuer de collaborer jusqu’au décès de ce dernier en 1693[1].
Si l’année 1672 demeure gravée dans l’histoire des Pays-Bas comme le rampjaar, « l’année de la catastrophe », c’est en revanche dans la carrière des Van de Velde un tournant très favorable. Les deux peintres quittent la Hollande durant, ou juste après, les derniers mois de cette année et s’installent en Angleterre où le roi Charles II (1630-1685) met immédiatement à leur disposition un atelier à Greenwich. Il leur assure même, à partir de 1674, une pension annuelle. La faveur royale ne dure que le temps du règne des Stuarts. Après le décès de Jacques II en 1688, le Hollandais Willem III qui lui succède sur le trône ne semble pas goûter l’art de ses compatriotes et met fin aux privilèges accordés aux Van de Velde. Ceux-ci quittent alors Greenwich pour s’installer dans le centre de Londres et vivent désormais des ventes de leurs oeuvres sur le marché. Leur réputation et les contacts multiples qu’ils ont tissés avec les collectionneurs leur permettent toutefois de poursuivre confortablement leur brillante carrière.
Cette belle esquisse à la pierre noire est depuis longtemps attribuée à Willem van de Velde le Jeune. Il en existe une autre version, conservée au National Maritime Museum à Greenwich qui n’avait jusqu’à aujourd’hui pas été mise en relation avec le dessin étudié ici[2]. La feuille en est beaucoup plus grande et le navire y est représenté avec maints détails supplémentaires. On distingue notamment les trois bandes horizontales du pavillon, indiquant que l’on a ici affaire à un vaisseau néerlandais. Se basant sur le sujet et la signature, Michael Robinson, dans sa monumentale étude sur les dessins des Van de Velde au musée de Greenwich, datait la feuille vers 1672, c’est-à- dire de la période hollandaise des peintres. Ainsi que le note le catalogue en ligne de cette collection, on ne peut cependant dater les oeuvres des Van de Velde sur la seule foi du sujet représenté car les artistes, après leur installation à Londres, continuent à représenter des navires de leur patrie d’origine et ce, même durant la troisième guerre anglo-néerlandaise (1672-1674).
Le filigrane que porte le papier du dessin de Greenwich est le même que celui de la feuille de Grenoble[3]. Il est aujourd’hui plutôt daté autour de 1691[4], ce qui repousse l’exécution probable de nos oeuvres de près de vingt ans, à une époque où les Willem van de Velde père et fils ont depuis longtemps émigré en Angleterre. La datation précède de peu le décès du père mais on sait que celui-ci demeure actif jusqu’à l’extrême fin de sa vie.
Le lien entre les deux dessins, s’il est incontestable, n’est pas clair. L’oeuvre de Greenwich est certes plus détaillée que la version grenobloise, mais l’exécution est très enlevée dans un cas comme dans l’autre. Elles présentent chacune cette liberté que l’on trouve souvent dans les esquisses à la pierre noire des Van de Velde. Aucun des deux dessins ne saurait dont être une copie de l’autre.
De plus, ils portent tous deux le monogramme appliqué à l’encre de Willem van de Velde le Jeune. Selon Robinson, celui-ci l’apposa sur des feuilles de l’atelier – également sur celles de son père – lorsqu’il cherchait à les vendre[5]. L’auteur suppose que c’est lors de périodes de difficultés financières qu’il se dessaisit de ces dessins. Les recherches de Remmelt Daalder tendent toutefois à montrer que l’entreprise des Van de Velde n’a pas connu de telle récession[6]. Il devait tout simplement y avoir sur le marché de l’art une forte demande pour les feuilles des célèbres peintres de marines. Les dimensions des tracés étant différentes dans les deux dessins, il ne peut pas non plus s’agir d’un original et de son « offset ». Les Van de Velde ont souvent utilisé cette technique qui consistait à réaliser une première contre-épreuve[7], la compléter puis en tirer une seconde afin de « retourner » le navire et obtenir ainsi un troisième dessin, dans le même sens que le premier[8]. Ils pouvaient par la suite utiliser l’offset mais aussi la contre-épreuve afin de retravailler les portraits de bateaux pour les besoins d’une composition.
On a sans doute ici plutôt affaire à une autre procédure utilisée par les Van de Velde. En échange des pensions annuelles versées par le roi Charles II aux deux peintres à partir de 1674, il est stipulé que le père devait réaliser des dessins de batailles navales (drafts of seafights) et le fils mettre ceux-ci en couleurs (putting the said drafts of seafights into colours), c’està- dire en faire des tableaux[9]. Pourrait-on avoir ici la trace d’une telle répartition du travail ? Le dessin de Grenoble, plus esquissé, a pu être réalisé par le père, devant le motif[10] ; dans la feuille de Greenwich, le fils reprend le modèle et l’agrandit afin de l’utiliser pour un tableau. Quant aux détails qu’il ajoute au navire dans cette deuxième version, il a très bien pu les voir lui-même car on sait qu’il accompagnait souvent son père en mer.


[1] Aucune preuve ne vient étayer la supposition de Michael Robinson selon laquelle les deux peintres se séparent pour avoir chacun un atelier dans les années 1680. Voir le résumé de la thèse de doctorat de Remmelt Daalder, Van de Velde & zoon, zeeschilders. Het bedrijf van Willem van de Velde de Oude en Willem van de Velde de Jonge, 1640-1707.
[2] Pierre noire sur papier vergé crème, 37,9 x 26,9 cm, monogrammé en bas à droite à la plume et à l’encre brune : « W.V.VJ. », Inv. PAF6548, Greenwich, Londres, National Maritime Museum ; Robinson, 1958, I, n° 359, ill. p. 326.
[3] Robinson ne donne pas d’indication de dimensions des filigranes qu’il répertorie, mais le catalogue des dessins des Van de Velde au musée Boijmans Van Beuningen fournit cette information (Robinson, 1958, I, p. 207, n° 25 ; Weber, 1979, I, p. 141, n° 25) : 8,6 x 4,8 cm, ce qui correspond aux dimensions du filigrane dans la feuille de papier de Grenoble.
[4] Weber, 1979, I, p. 141, n° 25.
[5] Robinson, 1958, I, p. 25.
[6] Sa thèse de doctorat soutenue à l’université d’Amsterdam en juin 2013 sera publiée dans le courant de 2014. Je remercie Remmelt Daalder de m’avoir communiqué par écrit cette information.
[7] Cette technique consiste à appliquer une feuille de papier vierge sur un dessin, pour en transférer son tracé soit en frottant le verso soit encore en passant sous une presse le dessin et la feuille vierge humidifiée.
[8] C’est du moins la conclusion que je tire de la littérature pour le moins cacophonique sur ce sujet. Si l’on en croit la description de Robinson (1958, I, p. 18) les offsets des Van de Velde sont tout simplement des contre-épreuves, mais il évoque aussi des offsets dans le même sens que l’original (1958, II, no 1050, p. 30). Pour Westby Percival-Prescott (dans cat. exp. Hambourg, 1981, p. 19), l’offset était non pas la contre-épreuve d’une contre-épreuve, mais la contreépreuve d’une copie que l’artiste faisait de son propre dessin. Enfin, le catalogue de la collection de Rotterdam (Weber, 1979) évoque sans distinction des offsets dans le même sens et en sens inverse.
[9] Robinson, 1958, I, p. 12.
[10] De nombreuses études à la pierre noire de sa main, conservées à Rotterdam, présentent en effet cette même vivacité de trait, ces rondeurs dans l’esquisse et ces hachures pour les parties ombrées.

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