Portrait-charge
Des multiples facettes de la verve créatrice de Félix Tournachon dit Nadar, le public d’aujourd’hui ne retient souvent que l’activité de photographe. On lui doit en effet les portraits de toutes les personnalités les plus en vue de son temps comme Édouard Manet, Sarah Bernhardt, Charles Baudelaire ou George Sand. Il est aussi l’auteur des premières photos aériennes, prises depuis un ballon au-dessus de Paris. Ce fils d’imprimeur commence pourtant sa carrière en collaborant à de nombreux journaux, d’abord comme feuilletoniste, puis comme journaliste et critique littéraire. Dès 1846, il ajoute à ses nombreux talents celui de caricaturiste en publiant ses premiers croquis, signés de sa seule initiale « N », dans Le Corsaire-Satan _. À partir de cette date, il collabore régulièrement à des journaux satiriques, _La Silhouette et le célèbre Charivari. Sous le Second Empire, il abandonne la caricature politique au profit du « Portrait-charge ». Il publie ainsi, dans le Journal pour rire, les effigies d’un grand nombre de célébrités dans une rubrique intitulée La Lanterne magique, embryon de la célèbre Galerie des gens de lettres dite aussi Panthéon-Nadar qui paraît en 1854. Cette immense lithographie – un cortège de quatre cents personnalités du monde littéraire – est précédée de rapides esquisses individuelles au fusain rehaussé de gouache pour lesquelles il fait poser chacune de ses « victimes ». À cette occasion, il acquiert une grande dextérité dans l’art de « transfigurer en comicalities ces centaines de visages divers en conservant à chacun l’imméconnaissable ressemblance physique des traits, l’allure personnelle […] et le caractère, c’est-à-dire la ressemblance morale, intellectuelle »[1]. Provenant de la collection de Léonce Mesnard, le portrait-charge du musée de Grenoble, à la facture sommaire mais efficace, n’a pas été fait dans l’optique d’une publication mais a plus probablement été réalisé dans un cadre privé et amical. La comparaison avec une photographie de Léonce Mesnard (conservée au musée de Grenoble, archives Andry-Farcy), maître des requêtes au conseil d’État et grand collectionneur, laisse à penser qu’il s’agit ici de son portrait. Le front haut et bombé, les petits yeux enfoncés dans les orbites, le nez fort, la bouche large et charnue, se retrouvent exagérés et déformés dans la caricature. Le modèle est plus jeune cependant – il est dépourvu de moustache et son crâne n’est pas encore dégarni – mais la ressemblance est néanmoins frappante. Le costume, à quelques années d’intervalle, est très similaire : veste sombre, col blanc empesé et nœud papillon noir. D’après Bertrand Tillier, spécialiste de Nadar caricaturiste, cette manière de dessiner est conforme au style caricatural de l’artiste dans les années qui suivent le Panthéon-Nadar. Ce dernier continue à réaliser des portraits-charge de façon plus sporadique et souvent à destination de son entourage. S’il est difficile de se faire une idée du degré de familiarité de Nadar avec son présent modèle, on sait en tout cas que les deux hommes se sont rencontrés. Un album d’autographes appartenant à Marie David[2], fille du peintre Maxime David et épouse de Léonce Mesnard, comporte une longue dédicace de Nadar, datée précisément de novembre 1864. Son contenu, assez sibyllin, renvoie aux préoccupations du photographe en matière d’aéronautique : « J’ai commencé par dire qu’il fallait être plus lourd que l’air pour lutter contre l’air, c’est-à-dire pour réaliser la navigation aérienne proprement dite. […] Aujourd’hui, non seulement je persiste, mais je vais plus loin et j’affirme que plus on pèsera lourd, mieux on se rendra maître de l’air [3]. » Nadar crée l’année précédente la Société d’encouragement pour la locomotion aérienne au moyen d’appareils plus lourds que l’air, avec l’aide et le soutien de Jules Verne et Victor Hugo, et ne cessera sa vie durant de se passionner pour la conquête des airs.
[1] Nadar, « Quand j’étais photographe », in Œuvres, t. 2, Paris, Arthur Hubschmid, 1979, p. 1214.
[2] Cet album d’autographes, comportant 59 pages d’autographes de personnalités du monde politique, artistique et scientifique, 27 dessins, dix pages de portées de musique, six lettres et deux croquis, est conservé dans le fonds patrimonial de la bibliothèque municipale Suzanne Martinet de Laon (Catalogue général des manuscrits, cote 620).
[3] Album d’autographe de Marie David, épouse Mesnard, p. 36. En 1864, Marie David vit avec son mari depuis un an. Mesnard a donc rencontré Nadar à cette occasion.