Femme assise vue de trois quarts dos mettant ses bas

Federico ZUCCARI
XVIe siècle
Sanguine, pierre noire, trait d'encadrement rapporté à la plume et à l'encre noire sur papier vergé crème doublé
12,3 x 8,9 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Legs de Léonce Mesnard en 1890, entré au musée en 1902 (lot 3551, n°1531).

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Federico Zuccari est à la fois peintre et fin lettré, dessinateur hors pair et théoricien de l’art, fresquiste confirmé et poète, grand voyageur et académicien. Il est aussi un remarquable observateur des gestes de la vie quotidienne. Et c’est à travers le dessin qu’il développe son acuité visuelle. Le dessin de Grenoble s’inscrit parfaitement dans cette veine. À l’instar de la quasi-totalité des copies dessinées qu’il réalise, d’après des compositions de maîtres anciens ou contemporains et de ses portraits, celui-ci associe les deux crayons, la sanguine et la pierre noire ; techniques qu’il privilégie pour ce type de dessins alors qu’il préfère employer la plume pour ses premières pensées ou ses études de composition (mais il existe des exceptions à ce partage des médiums).
Un autre dessin , présentant peut-être le même modèle (mais c’est loin d’être certain), est conservé au Nelson Atkins Museumof Art à Kansas City[1]. Il montre selon un angle de vue inversé une jeune femme vêtue d’une robe différente de celle dessinée sur la feuille grenobloise. Elle accomplit cependant une action comparable : elle enfile ses bas.
Cette action, aussi ingénue et banale qu’elle soit dans la vie d’une femme, se métamorphose dans l’œil et sous les crayons de Federico en un geste raffiné et élégant. Et la beauté du geste est très certainement redoublée par les références esthétiques et artistiques qu’il contient à un tel point que l’on se demande ce que Federico a vu dans cette action : un pur geste harmonieux observé et capturé ou un geste tout aussi beau et harmonieux mais révélé par la référence véhiculée ? Zuccari connaît ses « classiques ». Il les copie inlassablement durant ses voyages ; il les étudie méthodiquement et les réutilise parfois dans ses propres peintures. Le geste qu’accomplit cette femme trouve ainsi son écho dans une figure que Michel-Ange conçut pour la scène dite des Baigneurs, dans la fresque non aboutie de la Bataille de Cascina. On y voyait un homme en bas à senestre remettant ses chausses dans une position comparable à celles dessinées par Zuccari sur les deux feuilles. Une gravure d’Agostino Veneziano, de nombreuses copies dessinées et une copie peinte par Aristotele da Sangallo ont permis de conserver la disposition originelle que Michel-Ange avait imaginée sur son carton achevé en 1505. Federico ne pouvait pas ne pas la connaître et ne pas voir dans le geste de cette femme une figure à la Michel-Ange. C’est ce qu’Alain Roger appelle « l’effet de Swann ». Cet effet doit être compris au sens d’une ouverture ou d’une « initiation au réel par la médiation des œuvres d’art ». La figure conçue par Michel-Ange agit comme un « schème artialisant » permettant à Federico de mieux percevoir la beauté du geste accompli par cette femme, tout comme la beauté spécifique d’Odette de Crécy est révélée par le rapprochement que Swann effectue avec la Zéphora de Botticelli[2]. Cette opération d’artialisation in visu, qui plus est, se dédouble. Car pour pouvoir parler de figure à la Michel- Ange, il faut être capable de la visualiser comme telle. Or, en l’absence de signes graphiques ou linguistiques, insérés sur le papier d’œuvre, signalant le caractère référencé et/ou citatif de la figure, seul le travail de l’association effectué par le spectateur-connaisseur est à même d’effectuer ce lien. Le connaisseur que je suis artialise donc ce geste en le ramenant à son modèle en suivant le processus analogue qui dut arriver certainement à Federico Zuccari lorsqu’il vit cette femme : mouvement d’association qui l’amena à le dessiner.
Ce type de dessin est généralement daté du séjour florentin du peintre qui se déroula entre 1575 et 1579, au moment où il peint à fresque avec l’aide de ses assistants et collaborateurs le sujet du Jugement dernier, sur la coupole du dôme de Florence. De nombreux portraits de personnes connues de son entourage proche (jouant en fait le rôle d’anonymes pour les personnages du popolo cristiano) y sont insérés. Federico, pour les réaliser, s’est servi de dessins à la pierre noire et à la sanguine, proches dans leur technique du dessin de Grenoble. Bien entendu, et on le comprendra, on ne retrouve pas la position de la jeune femme sur quelque partie que ce soit de la fresque du dôme. Quant à savoir s’il s’agit de sa femme, Francesca Genga, qu’il épouse à Florence en 1578, ou d’une servante, la question risque de rester en suspens. On se permettra de dire toutefois que les dessins où l’épouse du peintre est identifiée avec certitude, montrent une femme plutôt bien en chair ou accusant un très léger embonpoint, ce qui n’est pas le cas de la jeune fille dessinée sur la feuille grenobloise. Cela pourrait en revanche être le cas pour le dessin conservé à Kansas City.


[1] Federico Zuccari, Femmes assise vue de trois quarts dos mettant ses bas, Kansas City, Missouri, The Nelson Atkins Museum of Art, Gift of Milton MCGreevy, inv. F61-55/7 A.
[2] In Marcel Proust, Un amour de Swann.

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