Les deux poissons

Filippo DE PISIS
1927
54,3 x 64,8 x 3,9 cm
Crédit photographique :
Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix
Acquisition :
Don du Comte Emanuele Sarmiento en 1933
Localisation :
EXPOTEMPORAI - Salles d'expositions temporaires

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[Catalogue de l'exposition Italia moderna. La collection d'art moderne et contemporain italien du musée de Grenoble, 19 mai-4 juillet 2021]

Né en 1896, dans une grande famille bourgeoise de Ferrare, Luigi Filippo Tibertelli de Pisis (nom adopté en hommage à un aïeul venu de Pise) est un peintre et écrivain, proche des milieux futuristes au début des années 1910. Collaborateur des revues d’avant-garde La Voce et Lacerba, il fait la rencontre décisive, à Ferrare en septembre 1916, de Giorgio de Chirico, mais également celle d’Alberto Savinio et de Carlo Carrà, qui le convainquent d’adhérer à la peinture métaphysique. Collaborateur de la revue Valori Plastici, qui publie ses textes à partir de 1918, l’artiste tient en haute estime les romans et poèmes qu’il écrit, « fruits [selon ses propres termes] du grand art métaphysique ». Il rencontre à l’époque Giorgio Morandi et noue des contacts avec les acteurs du second futurisme, tels Ivo Panaggi, Gerardo Dottori et Enrico Prampolini. En 1919, il s’installe à Rome, pour cinq années, et élabore la grammaire qu’on lui connaît, privilégiant natures mortes et paysages. Il publie alors Pittura moderna ainsi qu’un roman autobiographique, Il Signor Luigi B. (1920). À Milan, puis à Ferrare, il entasse dans ses maisons successives quantité d’objets (livres anciens, tabatières, coquillages, boîtes, clepsydres et fleurs en papier), qui lui inspireront des compositions singulières. C’est à Paris où il arrive en 1925, que De Pisis affirme pleinement sa vocation de peintre. La visite des musées de la capitale, l’étude de Manet, Delacroix et Poussin, tout comme la découverte des ateliers de Braque, Matisse et Picasso nourrissent les réflexions de l’artiste, qui échafaude alors un univers étrange à l’écart des avant-gardes. Au printemps 1926, Giorgio de Chirico l’invite pour sa première exposition personnelle à la galerie « Au Sacre du printemps », et lui propose de vivre dans son appartement, 30 rue Bonaparte, en 1927.

Dans une peinture comme Le Crabe (1926), l’atmosphère est comme suspendue. Baigné d’une douce lumière, un mystérieux crustacé semble esquisser un pas de côté, dans un paysage marin déserté. Tout n’est ici qu’apparence de la réalité et de la vie. De Pisis donne à la composition le caractère d’une énigmatique scène de théâtre, le premier plan, monumentalisé par d’étranges formes rectangulaires, évoquant de mystérieuses coulisses. La mer, qui se profile à l’horizon, comme la mince figure humaine, visible dans les lointains, bousculent la perspective et déréalisent la scène. La touche fluide et les couleurs pastel – les harmonies douces de rose pâle et de vert jade – confèrent à la peinture un esprit doux et estival. Brillant coloriste, Filippo de Pisis était en réalité très attentif aux impressions lumineuses journalières qu’il annotait souvent en exergue de ses lettres (« beau matin ensoleillé », « après-midi ardent »). Ainsi donna-t-il à sa peinture, aux accents métaphysiques, une tonalité sensible, moins austère que celle de Giorgio de Chirico, affirmant au contraire le frémissement et la sensualité du vivant. Le chef de file de la Pittura metafisica voyait d’ailleurs en son compatriote un peintre visionnaire : « À cette rare espèce d’artistes explorateurs appartient Filippo de Pisis. Observateur aigu, doué d’un talent exceptionnel, tempérament de peintre et de coloriste, il connaît le joli secret de nous montrer les choses les plus courantes dans l’atmosphère la plus curieuse » (G. de Chirico, Paris, avril 1926).

Filippo de Pisis est représenté par une dizaine de toiles au musée de Grenoble. C’est en 1933, sur les conseils du critique d’art Maximilien Gauthier, que le comte Emanuele Sarmiento, collectionneur installé à Paris, donne au musée de Grenoble 23 oeuvres d’artistes contemporains italiens.

Homme de lettres, formé à l’Université de Bologne, Filippo de Pisis nourrissait une réelle fascination pour les écrivains et les philosophes. Il se rêvait lui-même le plus grand poète d’Italie. En 1916, alors que Giorgio de Chirico et Alberto Savinio s’engagent comme soldats, De Pisis, réformé, amorce sa réflexion encore naissante sur la Pittura metafisica. En 1917, l’artiste installe une « chambre métaphysique » dans son appartement de Ferrare. Giorgio de Chirico dira alors que, dans ses tableaux, « les objets les plus insignifiants […] donnent le frisson de la vie moderne intensément vécue ». Mais c’est une fois installé à Paris en 1925, que, renouant avec le chantre de la Pittura metafisica, l’artiste s’affirme donc pleinement. Dans ses natures mortes, qui mettent en scène poissons, coquillages, légumes et fragments de statues antiques, il parvient à des rapprochements incongrus et insolites, révélateurs de nouveaux mythes.

Si les natures mortes de De Pisis présentent toutes un caractère hautement énigmatique, Les Oignons de Socrate révèlent une fois encore la vision d’entomologiste du peintre. Dans un esprit proche des Champignons avec estampe de Poussin (1927, Florence, Museo Novecento), deux oignons violets se découpent ici sur le sable d’un paysage marin, alors qu’un étrange dessin, une grisaille figurant une statue antique, se profile au second plan. L’artiste semble s’intéresser aux relations occultes qui relient ces « objets insolites ».

Comme de coutume, un petit personnage et son ombre projetée viennent monumentaliser la composition. Au sujet d’une autre version des Oignons, Andrea Buzzoni écrit qu’il sont « beaux, réels, charnus, et d’un violet si intense et si vital, qu’ils [...] introduisent une touche d’ironie métaphysique dans la toile ». La correspondance de De Pisis révèle quant à elle les circonstances fantaisistes dans lesquelles est née cette peinture : « Ce soir, j’ai acheté une cape à Pigalle. J’en ferai une nature morte marine. Le croirais-tu ? La lumière blanche des reflets (on travaillait pour un film) m’a fait penser à la Grèce, et la composition devrait évoquer l’atmosphère de la Grèce et de Paris, une Athènes moderne. Ainsi on appellera le tableau. »

Lors de la Biennale de Venise de 1930, le critique français Waldemar-George expose le travail de De Pisis dans une exposition appelée Appels d’Italie. À la fin de l’année 1933, alors que Mussolini se tourne vers la France, souhaitant fonder une sorte d’union « latine », le néo-impressionnisme très personnel du peintre connaît un grand succès à Paris.

En 1925, De Pisis s’est installé à Paris. Il visite régulièrement le Louvre, et, au cours de l’année 1927, fréquente les ateliers de Matisse, Picasso, Soutine et Braque. Il expose aux côtés de ses compatriotes Mario Tozzi et Gino Severini. Mais l’Italie reste pour lui une éternelle source d’inspiration. L’étude en 1915 des oeuvres des Vénitiens, Titien, Tintoret et Tiepolo, tout comme la découverte lors d’un long séjour à Rome (entre 1920 et 1921) des églises et de la statuaire antique ne cesseront de l’inspirer. « Les églises baroques de Venise sur un fond de ciel orageux […] [m’] apparaissaient d’une pureté insoutenable », rapporte-t-il.

La Méditerranée antique semble être pour De Pisis un ailleurs rêvé, un âge d’or, un temps de perfection. Il émane du Pied romain , gigantesque fragment de sculpture romaine, entouré de coquillages, un réel souffle épique. Convoquant l’imaginaire des ruines, l’artiste adopte toujours le même schéma de composition : le cadrage est serré, la mer se dessine à l’horizon, et l’on devine une figure à peine reconnaissable dans les lointains. L’atmosphère orageuse et un rien tourmentée semble refléter l’état d’âme du peintre. Giorgio de Chirico qui fut l’ardent défenseur de son compatriote installé à Paris affirmait : « Filippo de Pisis n’est pas un naïf. Il sait ce qu’il veut et ce qu’il fait. L’ironie et l’étonnement se mêlent en lui à un très subtil lyrisme. Sur les balcons solennels, sur les terrasses sacrées où il faut sortir pour contempler dans la nouvelle lumière les grands spectacles du monde, il vient et s’accoude en connaisseur. » (Giorgio de Chirico, Paris, avril 1926).

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